PITTORESQUE (art et esthétique)

PITTORESQUE (art et esthétique)
PITTORESQUE (art et esthétique)

PITTORESQUE, art et esthétique

Les usages courants et même populaires — «ce qui concerne la peinture», «ce qui se dit d’un objet qui par sa disposition est propre à fournir un sujet de tableau» ou simplement «ce qui a du caractère» — ne doivent pas faire oublier que le pittoresque, comme le beau, le tragique ou le sublime, constitue une catégorie esthétique qui joua un rôle dynamique dans la définition d’un nouveau comportement de l’homme face à la nature, et eut par la suite un profond retentissement sur les arts, dès l’orée puis tout au long du XVIIIe siècle et même au-delà, par le biais de la sensibilité romantique.

Si le mot pittoresque (de l’italien pittoresco ) apparaît en France en 1708 (il ne fut admis par l’Académie qu’en 1732), il qualifie à l’origine «une composition dont le coup d’œil fait un grand effet», c’est-à-dire qui répond aux canons de l’harmonie classique (abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture , 1719); acception reprise tardivement par l’Encyclopédie tandis que, dès 1726, Charles Coypel voit dans le pittoresque «un choix piquant et singulier des effets de la nature». En Italie, où l’on trouve le mot dès le début du XVIIe siècle dans les provinces du Nord, il prit en outre un sens tout à fait particulier, puisque lavorare alla pittoresca signifiait «peindre sous le feu de l’inspiration, frénétiquement». Cependant, et non sans raison, Stendhal, dans Les Mémoires d’un touriste (1838), suggère que «le pittoresque nous vient d’Angleterre». Si l’on accepte de se livrer à une simplification réductrice mais éclairante, on peut dire que, comme le romantisme correspond à la littérature allemande autour de 1800, le pittoresque coïncide avec l’art paysager (jardins et peinture) en Angleterre entre 1730 et 1790. Même si l’on reconnaît, comme le fait Mario Praz, des antécédents au pittoresque dans l’esthétique de la période alexandrine, il faut suivre N. Pevsner qui retrace dans son essai, The Genesis of the Picturesque (1944), les balbutiements et les enthousiasmes des inventeurs de cette nouvelle catégorie esthétique, tous amateurs d’art, écrivains ou philosophes anglais. Après le précurseur William Temple qui affirme dès 1685, à propos de l’introduction du goût irrégulier dans les jardins, que la beauté n’a pas besoin de règles, ce sont, entre 1720 et 1730, les rédacteurs du Spectator ou du Guardian , par exemple Addison ou les philosophes Shaftesbury et Pope, qui énoncent les prémices d’une nouvelle relation à la nature; une nature libérée des a priori formels qui révèle enfin sa diversité dans l’accumulation des rochers sauvages, le mouvement des eaux vives ou encore les fluctuations de l’ombre et de la lumière. On a remarqué que tous les tenants de cette mutation profonde du comportement étaient des whigs, des libéraux qui vivaient sur leurs terres et voyaient dans la disparition des contraintes artificiellement imposées aux «matériaux de la nature» un symbole de liberté. De fait, tous participent à la montée de la philosophie rationaliste qui, en privilégiant la part des sentiments, se colorera de sensualisme au cours du siècle.

À la génération postérieure, pour William Kent ou Capability Brown, qui illustrèrent de façon éclatante ces nouveaux postulats, il ne s’agit plus seulement de reconnaître la nature comme nouvel objet esthétique, mais il faut aussi la compléter, voire la transformer, en une surenchère dont elle est à la fois le modèle et l’enjeu. Dès lors, les jardins de Chiswick, de Kew ou de Stourhead n’apparaissent pas seulement comme les parfaites transpositions du concept de pittoresque en panoramas paysagers, mais, ainsi que l’ont souligné J. Baltrušaïtis («Jardins et pays d’illusion» dans Quatre essais sur la légende des formes , 1957) et G. C. Argan, ils se découvrent en tant que véritables microcosmes. Cependant ces microcosmes ne reflètent plus l’ordre d’un cosmos d’essence divine, comme c’était le cas au XVIe siècle dans les villas italiennes, ou encore au XVIIe siècle, par le truchement de la symbolique royale. Ils renferment, avant tout, le monde des connaissances et des expériences humaines. Dans son livre The Picturesque: Studies in a Point of View (1927), C. Hussey répertorie les temps forts et les principaux protagonistes de ce processus de transformation du paysage, qui de simple mode fut érigé en théorie avant de devenir parfois une philosophie de la vie. Le sentiment de la nature se développa principalement chez les voyageurs du «Grand Tour» qui, revenus en Angleterre, voulurent y reproduire à la fois des images culturelles (tableaux de Salvator Rosa, de Poussin ou de Claude Lorrain) et le souvenir d’expériences émotionnelles (découverte des Alpes, paysages italiens). On assiste en même temps à l’éclosion de toute une littérature où interviennent des poètes (Gray, Young), mais surtout des essayistes et des philosophes. Parmi les plus importants, il faut citer Edmund Burke qui, dans A Philosophical Inquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757), pose les bases théoriques de la relation entre les qualités visuelles des objets et les réactions physiologiques (psychologiques) qu’ils produisent sur l’homme. À l’opposé, Willian Gilpin, dans ses Observations Relative Chiefly to Picturesque Beauty in Several Parts of Great Britain (1782-1809), donne une démonstration illustrée des règles esthétiques du nouveau genre. Ou encore, à la fin du siècle, Uvedale Price et Richard Payne Knight qui radicalisent la critique de l’enseignement académique et érigent en nécessité l’observation directe de la nature. Hormis quelques libertés de facture (chez Gainsborough par exemple), ces idées (qui triomphent dans l’art des jardins) n’eurent pas d’impact immédiat sur la création picturale, mais elles devaient par la suite servir de point de départ aux plus belles créations de Constable ou de la dernière période de Turner et, plus tard, retentir sur l’impressionnisme français.

Si le pittoresque reste essentiellement un fait esthétique anglais, il eut cependant une influence sur le continent dans deux domaines: la littérature et l’art des jardins. Il est clair que la remise en question des règles académiques au moment où triomphait partout la peinture d’histoire ne pouvait emporter l’adhésion des théoriciens purs et durs du néo-classicisme: ainsi Winckelmann critique-t-il «ce genre (le paysage) qui n’intéresse pas l’âme». De fait, les paysagistes classiques qui peignent la nature «telle qu’elle devrait être» ne peuvent produire, comme Vernet, que des séries de couchers de soleil ou de tempêtes d’un irréalisme fondamental. Mais toute affirmation doit être nuancée, et il ne faut pas négliger l’apport d’un peintre comme Louis Moreau qui introduit le pittoresque à l’anglaise dans ses petites vues des environs de Paris, ou les plus célèbres représentants de la «peinture de ruines» qui surent donner une expression différente de l’idéal pittoresque, qu’il s’agisse de Giovanni Ghisolfi, Michele Marieschi, Giovanni Paolo Panini ou Hubert Robert.

La poésie des ruines introduit d’ailleurs une nuance littéraire; mais le poétique, cette autre catégorie esthétique, cohabite souvent avec le pittoresque dans l’esprit des Lumières. En France, dans la critique artistique de Diderot par exemple, le mot pittoresque reste rare et signifie simplement «piquant». Chez J.-J. Rousseau, qui l’emploie peu, il apparaît dans une acception fort proche de l’usage anglais (La Nouvelle Héloïse , à propos des paysages alpestres). P. Letourneur dans le Discours qui précède sa traduction de Shakespeare (1776) établit le sens respectif de romanesque et de pittoresque. Le pittoresque «n’exprime que les effets d’un tableau quelconque, où diverses masses rapprochées forment un ensemble qui frappe les yeux et se fait admirer, mais sans que l’âme participe, sans que le cœur y prenne un tendre intérêt». Contrairement à l’Angleterre donc, le pittoresque ne s’adresse qu’à la vision, tandis que le poétique intéresse l’esprit et que le romantique (que l’on substitue alors au romanesque) touche toute la sensibilité. On retrouve, étrangement transposés et concrétisés dans la nature, ces trois caractères chez les théoriciens français des jardins irréguliers, qu’il s’agisse de C. H. Watelet (Essai sur les jardins , 1774), du marquis de Girardin, le créateur d’Ermenonville (De la composition des paysages , 1777). Il n’est pas inutile d’évoquer ce qui peut paraître aujourd’hui comme des arguties d’esthètes, car à la charnière des deux siècles les catégories tendent à se confondre, et le pittoresque finira par n’être plus qu’une vague composante du romantisme dominant.

En effet, pittoresque est aussi un «terme de librairie» et «se dit de certaines publications ornées de gravures, par exemple: le Magasin pittoresque ...» Ainsi les nombreux «voyages pittoresques» qui se multiplient à la fin du XVIIIe et tout au long du XIXe siècle, avant de se rattacher à une certaine esthétique, se réclament en fait d’une technique particulière. C’est le moment où l’on met au point des procédés nouveaux de reproduction graphique (couleurs, aquatinte, mezzotinte). Des planches de l’abbé de Saint-Non pour Le Voyage pittoresque ou Description des royaumes de Sicile et de Naples (1779-1786) aux Picturesque Views on the River Thames par Samuel Ireland (1792) sans oublier quelques années plus tard les grands volumes des Voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France de Taylor et Nodier, c’est un type de représentation spécifique qui s’introduit dans la culture visuelle de toute une époque. La popularité dont jouissent ces livres, dont les images rassemblent les effets curieux des paysages et les traits frappants des êtres qu’on y rencontre, finira par les imprimer dans l’imaginaire collectif. Ainsi, comment dissocier les burgs des rives escarpées du Rhin, les étroites ruelles bordées de maisons à pignon de Bretagne ou encore les patios ombragés d’Espagne, de cette imagerie où le pittoresque s’associe au folklore et à l’exotisme? Ce glissement aboutit à la définition d’une autre catégorie du pittoresque, bien différente de son sens initial, qui l’assimilera en dernier ressort à la peinture de genre. Ainsi, par un total retournement, le terme en vient, à la fin du XIXe siècle, à qualifier des productions mineures encombrées de toute une pacotille historico-littéraire. Bien sûr, les partisans d’une «peinture pure», tels qu’ils se définiront dans l’impressionnisme, critiqueront fondamentalement ce pittoresque dévoyé, confiné dans l’atelier; et l’on peut penser que c’est alors que le terme prit une connotation négative, en tout cas restrictive.

Une place à part doit être faite au pittoresque en architecture. Au début du XIXe siècle, les théoriciens du néo-pittoresque anglais, U. Price et R. P. Knight, suivis par H. Repton, J. Gandy et J. Loudon, élargissent les règles du pittoresque, qu’ils transposent du jardin paysagiste à l’architecture elle-même. Au même moment, en France, Legrand écrit que «l’expression de l’art peut se manifester dans la chaumière du villageois, dans la cabane du sauvage, dans la grotte de l’anachorète, elle peut manquer absolument dans le palais le plus riche, ou dans la confusion des bâtiments d’une ville immense» (1809). On assiste donc à la prise en considération de l’irrégularité dans l’architecture. Le pittoresque qui se pose comme une alternative au monumental, illustré alors par le néo-classicisme académique, ouvre en même temps la voie au «Gothic Revival» et au vernaculaire: la réhabilitation des cathédrales et des anciens châteaux va de pair avec le renouveau des «cottages», renouveau qui sera à l’origine du logement ouvrier en Angleterre.

À travers les nuances et les variations sémantiques, il semble bien que le pittoresque intervienne comme un agent de transformation idéologique et formel, mais il faut se garder de l’identifier à un modèle naturel qui s’opposerait dialectiquement au champ savant des valeurs classiques.

Outre les sources et les ouvrages modernes cités dans le texte, on pourra consulter W. J. Hipple, The Beautiful, the Sublime and the Picturesque in the 18th Century British Aesthetic Theory , 1957.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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